Le cadre juridique des applications, plateformes et marketplaces

V° 24/06/2024 

 

Le téléchargement d'applications et l'utilisation de plateformes et de marketplace sont devenus habituels.  

 

·         L'application est un logiciel à télécharger pour effectuer une mission précise. Selon les cas, l'application peut fonctionner seule, mais aussi en réseau notamment au travers d'une plateforme ou d'un site web. 

 

·         La plateforme ou la "marketplace" peut avoir plusieurs finalités comme la mise en relation, la coordination, l'amélioration ou l'organisation d'activités de toutes natures. Des plateformes proposent ainsi des agrégateurs ou comparateurs de prix, des mises en relation des vendeurs et des acheteurs, des services de gestion. Certaines se placent dans une logique collaborative pour des personnes souhaitant échanger un bien ou un service dans un cadre plus ou moins professionnel.  Enfin, certains proposent directement des services (jeux, sport, santé ....) et/ou des produits à acheter (aliments...). 

 

Souvent une relation triangulaire se met en place entre :

  • 1°) l'éditeur de l'application, l'entreprise utilisatrice du service d'intermédiation, le vendeur 
  • 2°) l'utilisateur final (consommateur ou professionnel)
  • 3°) l'intermédiaire qui permet de télécharger l'application ou d'acheter le produit ou le service (un e-store par exemple Google Play & App Store, ou Amazon ...)

Sur le plan juridique, il est intéressant de qualifier les différents intervenants et de rappeler les règles applicables en droit français. 

 

·         Celui qui développe et propose son application, ses produits et services au travers d'un e-store ou d'une plateforme sera probablement qualifié d'éditeur. C'est lui qui est directement responsable de ses contenus, produits et services, sauf à se retourner contre ses propres sous-traitants informatiques dans certaines situations.  

 

·         Les intermédiaires techniques comme Google, Amazon ou Apple entrent dans la catégorie juridique des hébergeurs de contenus de tiers, mais aussi d'éditeurs des systèmes d'exploitation des smartphones (Ios, Android...). 

 

·         Souvent ce sont aussi des intermédiaires commerciaux (Amazon...) qui s'impliquent au-delà du simple hébergement de contenus. L'application et la plateforme contiennent des contenus, des offres de produits ou services et se transforment en Marketplace.

 

1.      L’intermédiaire est-il un hébergeur ou un éditeur ?

L'intermédiaire pourrait revendiquer le statut protecteur d'hébergeur (voir notre blog sur le sujet). Selon ces articles, un hébergeur n'est pas responsable des contenus illégaux hébergés y compris au regard des données personnelles, sauf s'il a reçu une notification précise de l'illégalité du contenu et s'il ne supprime pas le contenu rapidement suite à cette notification (voir par exemple CA Paris 1er mars 2019 Mx / OXEVA). 

  • Pour une application de la qualification d'hébergeur à YouTube en cas d'hébergement de contenus protégés par un droit d'auteur selon l'ancien régime (CJUE, 22 juin 2021, C‑682/18)

Ce statut très favorable d'intermédiaire est de plus en plus remis en cause :

  • Les décisions récentes des tribunaux semblent moins favorables à certains intermédiaires ( E. Wery,  La Cour de cassation restreint la notion d’hébergeur
  • Il faut maintenant tenir compte du régime spécifique en matière de droit d'auteur pour les œuvres téléchargées illégalement par les utilisateurs sur les grandes plateformes qui écarte le régime de l'hébergeur (voir le nouvel art. L. 137-2.-I CPI).
  • Il faut aussi tenir compte du renforcement des obligations des grandes plateformes résultant de la loi dite séparatisme en vue de lutter contre les contenus haineux en attendant l'entrée en vigueur du DSA.
  • Enfin, selon les articles 3,4 et 5 du DSA (Règlement européen sur les services numériques), applicable en 2024, ce principe d'exonération n'est pas remis en cause pour les intermédiaires.  Mais la qualification d'hébergeur pour une plateforme sera plus difficile à obtenir dans une relation BtoC (Art.5.3 DSA). Le consommateur ne doit pas avoir eu l'impression qu'il traite avec la plateforme alors, qu'en définitive, il s'agit d'un vendeur tiers qui agit au travers de la marketplace (place de marché). Dans cette hypothèse, la plateforme n'est pas un simple hébergeur, mais un éditeur pleinement responsable.
  • On rapprochera ce principe de la mise en cause d'Amazon en tant que marketplace, si un vendeur indépendant y vend des contrefaçons de marque. La responsabilité d'Amazon sera engagée si  un utilisateur normalement avisé ne peut faire la différence entre un produit directement vendu par Amazon et un autre vendu par un tiers qui utiliserait la plateforme comme intermédiaire (CJUE, 22 déc. 2022, aff. C-148/21 et C-184/21, Christian Louboutin c/ Amazon)
  • Mais lorsque le propriétaire du e-store ou de la plateforme contrôle et définit a priori certaines caractéristiques du contenu publié par un tiers, il perd sa neutralité. Dans ce cas, on pourrait rechercher chez celui-ci une responsabilité beaucoup plus lourde que celle de l'hébergeur. À ce titre, le considérant 23 de la Directive (UE) 2019/771 du 20 mai 2019 relative à certains aspects concernant les contrats de vente de biens prévoit : « Les fournisseurs de plateformes pourraient être considérés comme des vendeurs au sens de la présente directive s'ils agissent à des fins liées à leurs propres activités professionnelles et en tant que partenaires contractuels directs du consommateur pour la vente de biens (...) ».

Par exemple, de nombreux éléments témoignent du caractère actif de la démarche de la société AIRBNB  dans la mise en relation des hôtes et des voyageurs et de son immission dans le contenu déposé par les hôtes sur sa plateforme. Dès lors la société AIRBNB n’exerce pas une simple activité d’hébergement  à l’égard  des hôtes, mais a une activité d’éditeur (tribunal judiciaire de Paris, pôle civil de proximité, jugement du 5 juin 2020). Le même type de raisonnement peut être mené au sujet d'escroqueries sur Abritel.fr, ce site étant responsable en tant qu’éditeur et non simple hébergeur (TJ Paris 21 février 2023). 

  • De plus en plus, la plateforme de mise en relation en ligne a un rôle d'intermédiaire juridique qui participe à l'opération contractuelle entre vendeurs et acheteurs. Cela peut être une sorte de « courtier » qui rapproche les parties, voire même prendre la qualité de "vendeur" et donc prendre en charge les questions de garantie et de responsabilité : 

Le rôle de la plateforme n'est pas seulement technique et neutre, mais participe au service lui-même (Plateforme dans le domaine médicaleCass. com., 19 juin 2019, n° 18-12.292). 

 

 Il faut veiller à ce qu'il n'y ait aucune ambiguïté entre le véritable vendeur et la plateforme aux yeux de l'acheteur. La nouvelle rédaction de l’article L.217-1 du code de la consommation assimile désormais au vendeur « toute personne se présentant ou se comportant comme tel »  ce qui renforce la responsabilité contractuelle de la plateforme. Un arrêt de la Cour de justice de l’Union européenne du 9 novembre 2016 (C-149/15) avait considéré que la notion de vendeur devait «  être interprétée en ce sens qu’elle vise également un professionnel agissant comme intermédiaire pour le compte d’un particulier, qui n’a pas dûment informé le consommateur acheteur du fait que le propriétaire du bien est un particulier ». La responsabilité de la plateforme était donc plus limitée. (TJ Dijon, 1re ch., jugement du 24 mai 2023). 

 

Vis-à-vis des consommateurs, les plateformes sont soumises au droit de la consommation dans son ensemble, les clauses abusives et les pratiques trompeuses étant nombreuses en pratique.

 

Voir : quechoisir.org/action-ufc-que-choisir-dark-patterns-sur-les-sites-d-e-commerce-l-ufc-que-choisir-appelle-les-autorites-a-sanctionner-les-interfaces-trompeuses-n125978/?dl=137778). 

 

2 le choix du cadre juridique de la plateforme

Il se pose souvent la question de la réglementation applicable à la plateforme.

 

2.a Le choix de la loi nationale applicable

 

Concernant les questions de loi nationale applicable (DIP), dès qu'un site de e-commerce ou un opérateur de plateforme numérique dirige son activité vers un consommateur français, l'article 6 du Règlement Rome I permet l'application du droit français et la compétence d'un tribunal français (RÈGLEMENT (UE) No 1215/2012 art. 17).

 

Dans une relation BtoB, la question de la loi applicable sera souvent réglée par une clause désignant un tribunal et une loi nationale applicable.

 

2.b Le droit matériel européen et français 

 

La législation européenne s'est considérablement développée ces dernières années et vise à organiser ce secteur. Ainsi, on relève :

 

- "les services de la société de l’information" au sens de la Directive 2015/1535 du 9 septembre 2015 ,

- "les services d’intermédiation en ligne" au sens du Règlement (P2B) 2019/1150 du 20 juin 2019,

- "les services de plateforme en ligne" au sens du Règlement sur les services numériques du 19 oct. 2022.

 

Chacun de ces textes comprend des dispositions précises à mettre en œuvre qui viennent compléter le droit français de la consommation ou le droit commercial.  

 

La première question à se poser est de savoir si ces textes sont applicables à l'activité en cause. 

 

Par exemple, il a été jugé que la plateforme Uber est soumise à la réglementation des transports, mais n'est pas un service de la société de l'information. Les États membres peuvent par conséquent réglementer les conditions de prestation de ce service (CJUE, 20 déc. 2017, aff. C-434/15Uber ; TGI Paris, 12 mai 2016 ). 

 

Mais ce principe ne se vérifie pas pour toutes les plateformes. Les États sont alors soumis à un régime européen harmonisé : 

 

- l'application Airbnb est qualifiée de "service de la société de l'information", sans que lui soit reconnue la qualité de partie d'un service de prestation d'hébergement. (CJUE, 19 déc. 2019, aff. C-390/18, YA et Airbnb Ireland UC c/ Hôtellerie Turenne SAS et Assoc. 

 

- Dans une décision de la CJUE du 3 déc. 2020 C-62-19 Star Taxi App SRL  une application de réservation de taxis n'est pas considérée comme une partie d'une prestation de transport, mais relève notamment de la directive sur le commerce électronique en tant que service de la société de l'information. (voir E. Wery La jurisprudence Uber et Airbnb affinée et précisée).

 

La seconde question est d'appliquer le régime juridique identifié tant au niveau européen que français. 

 

Le contrat ainsi formé est le plus souvent un contrat d'adhésion conclu à distance, ce qui implique une série de conséquences juridiques.

 

Dans le cadre d'un contrat de marketplace, il s'agira fréquemment  d'un contrat de louage d’espace de stockage car il permet d’héberger les données des utilisateurs, doublé d'un contrat de courtage, puisqu'il s'agit de faire se rencontrer une offre et une demande. 

 

En tant que fournisseur de "service d’intermédiation en ligne", l'opérateur a l'obligation de respecter le Règlement (P2B) 2019/1150 du 20 juin 2019, y compris dans un cadre BtoB. On remarque fréquemment une grande dépendance économique des commerçants vis-à-vis de ces plateformes du type Amazon que ce texte est censé combattre sur le plan juridique.

 

Ce règlement P2B est destiné à garantir que les conditions générales (CGU ou CGV) mises en place par les plateformes permettent aux "entreprises utilisatrices" de déterminer les conditions commerciales régissant l’utilisation, la modification, la résiliation et la suspension de leurs services et d’assurer la prévisibilité de la relation commerciale.

 

Par exemple, la résiliation soudaine et brutale du contrat entre la plateforme et le commerçant, sans préavis ni explication détaillée (sauf celle générée automatiquement par une IA...), en raison d'un non-respect supposé des CGV, peut entraîner de sérieux dommages pour les professionnels. Le règlement P2B permet d'une part de vérifier que la rupture unilatérale est respectueuse de son article 4 et d'autre part, d'envisager rapidement une médiation avec la plateforme, le recours aux tribunaux étant souvent trop couteux et surtout trop long pour constituer une solution utile à court terme. 

 

3. Les obligations des plateformes vis-à-vis des prestataires "indépendants" ou salariés

L'utilisateur professionnel de la plateforme peut être soit un indépendant soit un salarié. Plus la plateforme détermine unilatéralement les conditions pratiques de l'activité de l'utilisateur professionnel (horaires, prix, exclusivité, sanction, impossibilité de refuser la mission, etc.), plus la qualification de salarié est probable. Mais l'analyse doit être faite au cas par cas.

 

Ainsi un chauffeur UBER a été qualifié de "salarié" par la Cour d'appel de Paris, le 10 janvier 2019 du fait de son lien de subordination avec la plateforme. Cette décision est confirmée par la Cour de cassation le 4 mars 2020.

 

Toutefois, la qualification de salarié a été repoussée :

La position des tribunaux sur cette question ne paraît toujours pas stabilisée en 2023. La Cour de cassation censure une décision qui avait rejeté la demande de requalification en contrat de travail du contrat de prestation de service d'un livreur ayant travaillé pour la plateforme TokTokTok. (Cass. soc., 27 sept. 2023, n° 20-22.465)

 

Les prestataires, souvent précaires, qui offrent leurs services sur des plateformes (par exemple des livreurs, des transporteurs...)  peuvent,  sous certaines conditions, bénéficier de la prise en charge  de certains frais : le coût des cotisations accident du travail dans le cas où le travailleur indépendant décide de souscrire personnellement à cette assurance, dans la limite d’un plafond fixé par décret,  la contribution à la formation professionnelle, les frais d’accompagnement à la validation des acquis de l’expérience (VAE), etc. ( art. L. 7342-1 à L. 7342-6 code du travail - Responsabilité sociale des plateformes .) 

 

Un nouveau décret du 26 octobre 2020 fixe les conditions dans lesquelles les plateformes de mobilité informent les travailleurs de la distance des courses et du prix minimal garanti pour chaque prestation.

Certains droits sociaux collectifs leur sont également reconnus : constitution et participation à une organisation syndicale, droit de refuser de fournir les prestations prévues par leur contrat (livraison, transport, etc.) de manière concertée, afin de défendre des revendications professionnelles. (reconnaissance d’une forme de « droit de grève »).

 

À noter que l'amendement établissant les bases d'un "statut social" des travailleurs des plateformes numériques a été censuré par le Conseil constitutionnel le 4 septembre 2018 (Cons. const., 4 sept. 2018, n° 2018-769 DC). Il s'agissait de donner la possibilité aux plateformes de mettre en place une charte sur les conditions et modalités d'exercice de leur responsabilité sociale.

 

4. Les obligations fiscales et sociales des plateformes et de leurs utilisateurs 

L'éditeur d'une plateforme numérique dans le cadre de l'économie collaborative est soumis à plusieurs types d'obligations fiscales et sociales vis-à-vis de ses utilisateurs et de l'administration (Article 242 bis CGI, art. 23 L octies annexe 4 CGI & le portail sur le sujet).

Pour résumer, la plateforme doit :

  • Informer ses utilisateurs de leurs obligations fiscales et sociales en cas de participation à une transaction sur la plateforme;
  • Collecter certaines informations sur ses utilisateurs et les vérifier si les revenus dépassent 1 000 € et par exception 3 000 € sur l’année ;
  • Adresser à ses utilisateurs un récapitulatif annuel de leurs revenus au-delà de ces seuils ; 
  • Communiquer ces informations à l'administration. Faute de quoi, la plateforme pourra faire l'objet d'une amende. 

Lors d'une transaction, la plateforme doit informer les utilisateurs sur leurs obligations déclaratives et de paiement, ainsi que sur les sanctions encourues en cas de manquement à celles-ci. L'envoi par la plateforme d’un message aux parties contenant de manière lisible la liste des liens hypertextes qui permettent d’accéder à ces informations permet de remplir cette obligation. Ces liens doivent aussi être affichés sur les sites internet des plateformes. 

- sur www.impots.gouv.fr, concernant les obligations fiscales, le lien suivant :

https://www.impots.gouv.fr/portail/node/10841  

- sur www.urssaf.fr, concernant les obligations sociales, le lien suivant :

https://www.urssaf.fr/portail/home/espaces-dedies/activites-relevant-de-leconomie.html.

La plateforme est aussi tenue d'adresser aux utilisateurs annuellement un document récapitulatif des montants totaux bruts des transactions réalisées par ceux-ci au cours de l'année précédente si ceux-ci dépassent un seuil de 1 000 €, et par exception 3 000 € (co-consommation et vente d'occasion). Ces seuils rendent aussi obligatoire une procédure de fiabilisation de l'identification de l'utilisateur par la plateforme. 

Ces informations sont aussi adressées à l'administration fiscale ainsi qu'à l'Agence centrale des organismes de sécurité sociale dans les mêmes délais (ACOSS).  

 

Pour aller plus loin, vous pouvez consulter le BIC  sur ces nouvelles obligations et sur les sanctions en cas de non-respect (BIC) (mise à jour 13/08/2021). 

 

5. Les paiements dans le cadre d'une plateforme

Quelle est la réglementation applicable en cas de maniements de fonds par la plateforme, par exemple un paiement ?

 

Il n'y a pas de difficulté si la plateforme encaisse les sommes pour son compte, quitte ensuite à payer ses propres fournisseurs.

 

Par contre, la plateforme ne peut légalement réaliser des services de paiement pour le compte de ses utilisateurs, ce qui est souvent le cas si elle agit en tant que simple intermédiaire dans le cadre d'une plateforme collaborative. 

 

Il lui faut passer par un prestataire de service autorisé. Le plus souvent, il s'agit d'établissement ayant l'agrément "établissement de paiement" ou "établissement de monnaie électronique" (pour aller plus loin, voir le site de l'ACPR). En principe, la réglementation applicable à ces établissements n'est pas du tout adaptée à de simples plateformes collaboratives, il est donc nécessaire de passer par ces prestataires. 

 

 

Concernant les paiements électroniques frauduleux et le remboursement des sommes à la victime, "La négligence grave du titulaire du compte, qui a communiqué à un tiers le code de sécurité validant l'opération financière, ne suffit pas à décharger la banque du remboursement de la somme ayant fait l'objet de l'opération si elle n'a pas satisfait à son obligation d'appliquer une authentification forte. (Cass. com., 30 août 2023, n° 22-11.707). 

 

Pascal Reynaud

Avocat au barreau de Strasbourg 

reynaud.avocat@gmail.com